Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

alain de benoist - Page 3

  • Le transhumanisme comme aboutissement du libéralisme ultime...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré au transhumanisme comme aboutissement du libéralisme.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).

    Transhumanisme.jpg

    Le transhumanisme comme aboutissement du libéralisme ultime

    Le transhumanisme est devenu un sujet central de notre époque. Que représente-t-il ? Que compte-t-il faire de nos vies si on le valide ?  Pour comprendre la nouveauté du transhumanisme, il ne faut évidemment pas l’opposer à un prétendu immobilisme de l’homme des temps anciens. L’homme a toujours cherché à améliorer ses conditions de vie. Il a toujours cherché à acquérir plus de puissance, à multiplier son énergie, à inventer des outils pour habiter le monde à sa façon. Nous ne nous contentons jamais du monde tel que nous en avons hérité. Le simple fait de construire un pont est déjà une transformation du monde. Si le transhumanisme n’était que cela – l’intervention sur le monde en fonction de nos objectifs, la création d’outils pour que l’homme soit plus efficace dans ses entreprises, de la selle de cheval à l’automobile et à l’avion en passant par le gouvernail d’étambot – le transhumanisme ne serait pas une nouveauté. Le problème commence quand nous voulons, non pas seulement améliorer la condition de vie de l’homme, et donner plus d’ampleur à nos projets, mais changer la nature même de l’homme. Natacha Polony remarque que la recherche de création d’un homme nouveau caractérise les totalitarismes. « Les totalitarismes, par delà leurs innombrables différences, se caractérisent par une dimension eschatologique et la volonté de forger un homme nouveau. C’est exactement ce qui se passe avec le transhumanisme. Cette idéologie repose sur l’idée que l’homme est imparfait, et que le croisement des technologies numériques, génétiques, informatiques et cognitives va permettre de faire advenir une humanité débarrassée de ses scories. » (entretien, Usbek et Rica, 5 octobre 2018). Si les totalitarismes du XXe siècle ne disposaient pas (ou peu) de moyens permettant de changer réellement la nature humaine, un fait nouveau est intervenu. C’est l’intelligence artificielle et notamment la culture de l’algorithme. C’est ce qui est né avec l’informatique et dont la puissance a été multipliée par internet. C’est l’interconnectivité de tous les réseaux techniques. Le développement de la numérisation des hommes et du monde  a coincidé avec le triomphe planétaire du libéralisme décomplexé, postérieur au compromis fordiste (un partage des revenus entre salaire et profit relativement favorable au monde du travail, et un Etat protecteur dit Etat providence). Or, le libéralisme, c’est la libération des énergies individuelles, de la puissance privée au détriment du commun. Le Hollandais Bernard Mandeville en résumait la vision : « Le travail des pauvres est la mine des riches » (La fable des abeilles ou les fripons devenus honnetes gens, 1714). Plus généralement, les vices privés font les vertus publiques. « Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ? Celui qui achetait des immondices pour engraisser son pré, les trouvait falsifiés d’un quart de pierres et de mortier inutiles et encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu bonne grâce d’en murmurer, puisqu’à son tour il mêlait parmi son beurre une moitié de sel. » (…) Ainsi, « Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité. » Et l’Etat ? « Les fourberies de l’Etat conservaient le tout ». L’Etat doit donc être le garant des crapuleries privées. Conclusion de Mandeville : « Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. » Ce n’est pas très différents de la théorie des « premiers de cordée » dont Macron fait son crédo, quand ceux-ci, loin de prendre des risques, se font garantir leurs profits par l’Etat ou par les institutions publiques.  « Les béquilles du capital », avait dit Anicet Le Pors. Ce qui est à l’œuvre est ainsi la logique de Candide selon Voltaire. « Les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers et plus tout est bien. » On lit là, bien sûr, une critique acerbe (et qui force le trait !) de Leibniz et de sa théorie du monde existant comme « le meilleur des mondes possibles ».

    L’enterrrement du fordisme

    Le « fordisme » a été enterré, au tournant des années 70, avec la désindustrialisation et l’ouverture des frontières aux produits et aux hommes venus de partout. C’est la France comme un hôtel, et trop souvent un hôtel de passe. « Tout pays doit se penser comme un hôtel » (J. Attali, Les crises, 30 octobre 2017). Après le fordisme, le Capital a gagné dans le rapport de force face au travail et dans le partage du revenu national. L’argent va à l’argent, et est de plus en plus déconnecté de la richesse réellement produite. Pour autant, le pays s’appauvrit, car il n’y a de vraie richesse que produite par le travail productif, et non par la recherche d’opportunités financières. Mais l’exploitation se présente de moins en moins dans sa brutalité foncière. Elle se protège d’un voile de bonnes intentions, et de la « moraline » dont parlait déjà Nietzsche. Elle adopte généralement la forme du contrat, celui-ci fut-il totalement inégalitaire. C’est pourquoi on ne peut donner raison à Michel Foucault quand il écrit : « Le marché et le contrat fonctionnent exactement à l’inverse l’un de l’autre » (Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979). Au contraire de ce que dit Michel Foucault, le marché et le contrat se complètent. Le marché prend la forme juridique du contrat.  Il est « lavé « de sa dimension de rapport de force par la pseudo- « neutralité » juridique du contrat.

    La fin d’un monde commun

    Loin d’être contraire à la logique de l’économie libérale, l’extension du domaine du contrat (c’est un contrat écrit car plus grand-chose ne repose sur la parole donnée, qui renvoie à l’honneur) l’a complété. Tout ce qui est devient l’objet d’un contrat. Et cela ouvre la voie à la contractualisation des rapports avec soi-même. Une transition de genre, c’est décider, pendant un temps déterminé, et de manière réversible, et payée par la collectivité, de devenir ce que je ne suis pas, et d’obliger les autres à me considérer comme ce que je veux être. Que cela soit ou non une escroquerie anthropologique n’est pas le problème, l’Etat – l’Etat néo-totalitaire qui est le nôtre – est le garant de la réalité juridique qui m’oblige à la reconnaissance de cette réalité transitoire auto-décidée par le sujet concerné mais qui s’impose à moi, et à toute la société. Il n’y a, à l’horizon de cette auto-définition de soi, plus de monde commun.  Le transhumanisme est ce qui surgit au bout de la logique contractualiste du libéralisme. Transhumanisme comme libéralisme reposent sur une religion de la science et de la technique. Ce ne sont plus les institutions qui doivent donner du sens à la société (comme chez Hegel pour qui les institutions sont des médiations que l’homme se donne à lui-même pour se réaliser, pour être plus lui-même, et plus hautement lui-même), c’est un mouvement permanent d’amplification des droits de l’homme. Tout ce qui est alerte sur les limites, attention portée à la nécessaire mesure, refus de l’hubris (démesure) est marginalisé, dénoncé, ringardisé. Les avertissements de Bertrand de Jouvenel, Jacques Ellul, de Nicholas Georgescu-Roegen sont ignorés. Face au rapport Meadows de 1972 (Dennis Meadows a alors 30 ans) Les limites de la croissance, l’économiste et philosophe libéral Friedrich Hayek refuse que l’optimisme tehnologique soit critiqué. « L'immense publicité donnée récemment par les médias à un rapport qui se prononçait, au nom de la science, sur les limites de la croissance, et le silence de ces mêmes médias sur la critique dévastatrice que ce rapport a reçue de la part des experts compétents, doivent forcément inspirer une certaine appréhension quant à l’exploitation dont le prestige de la science peut être l’objet. » (« La falsification de la science », The pretence of knowledge, 1974). Bien entendu, le droit d’inventaire sur un rapport d’étude est mille fois légitime. Mais ce qui est au cœur de la réaction des libéraux, c’est la démonie du culte du progrès scientifique. C’est la religion de la mondialisation heureuse, forcément heureuse. Car plus le monde est unifié, mieux il est censé se porter. Telle est la religion des ennemis de la différence. « Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service. », avait dit Nietzsche (La volonté de puissance, 154). De même que l’on dira plus tard qu’il n’y a « pas de choix démocratique contre les traités européens » (Jean-Claude Juncker), il n’y a pas pour Hayek de science qui puisse préconiser des limites à l’extension infinie du champ du libéralisme, de la croissance et du marché. La technologie, fille de la science, est mise au service de la « course au progrès », ce dernier conçu comme l’emprise de plus en plus grande de l’économie sur nos vies. Inutile d’insister sur la fait qu’il ne s’agit pas d’un progrès de la méditation, de la connaissance de nos racines, ou de notre goût pour le beau. Avec la construction d’un grand marché national puis mondial avec l’aide de l’Etat et non pas spontanément, une société de contrôle – une société de surveillance généralisée (Guillaume Travers) – est mise en place par l’Etat, appuyé sur de grandes groupes monopolistiques. Objectif : que nul n’échappe au filet de la normalisation et à son impératif de transparence.

    Un totalitarisme rampant

    Herbert Marcuse notait : « L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir une cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie (...) Devant les aspects totalitaires de cette société, il n’est plus possible de parler de ‘'neutralité’' de la technologie. Il n’est plus possible d’isoler la technologie de l’usage auquel elle est destinée ; la société technologique est un système de domination qui fonctionne au niveau même des conceptions et des constructions des techniques.» (éd. américaine 1964, L’homme unidimensionnel, Minuit, 1968). Sauf que l’on ne constate plus du tout « l’amélioration constante du standard de vie ». A l‘exception des gérants des multinationales et des « cabinets de conseils » qui constituent un démembrement de l’Etat et permettent une externalisation apparente des décisions. Avec ses « conseils », chèrement payés, de sociétés extérieures au service public,  c’est un système de management par agences qui s’est mis en place, sytème dont la paternité revient essentiellement au professeur et technocrate national-socialiste Reinhard Höhn, un système qui est à peu près le contraire de la conception de l’Etat qui était celle de Carl Schmitt.C’est une mise en réseau de l’insertion obligatoire dans le système qui se produit : « Par le truchement de la technologie, la culture, la politique et l’économie s’amalgament dans un système omniprésent qui dévore ou qui repousse toutes les alternatives. », dit encore Marcuse. C’est justement le caractère global de ce filet, de ce réseau d’entraves (appelons cela Le Grand Empêchement, tel que je l’ai évoqué dans le livre éponyme–éd. Perspectives Libres/Cercle Aristote, ou encore la « grande camisole de force du mondialisme ») qui caractérise ce nouveau totalitarisme.« Le totalitarisme, poursuit Herbert Marcuse, n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général. Une opposition efficace au système ne peut pas se produire dans ces conditions. Le totalitarisme n’est pas seulement le fait d’une forme spécifique de gouvernement ou de parti, il découle plutôt d’un système spécifique de production et de distribution. » (op. cit.). Dans cette logique d’extension du domaine de l’économie marchande (qui prend la place de toute une économie de réciprocité, informelle), les Etats jouent un rôle premier : de même qu’ils ont imposé le marché national, ils imposent le grand marché mondial, ils poussent au mélange des peuples et à leur leur indifférenciation, à la déterritorialisation, à la transparence de vies de plus en plus pauvres en âme. Ils poussent encore à l’individualisme croissant, à la précarisation des liens, et au transhumanisme et aux identités à options qui ne sont qu’une forme de la marchandisation. Pierre Bergé disait à ce sujet : « Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA (gestation pour autrui, NDLR) ou l'adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant. » (17 décembre 2012). Le transhumanisme pour une société toujours plus liquide et plus contrôlable, tel est le projet de l’oligarchie mondialiste au pouvoir en Occident. Dans le même temps que les Etats sont de plus en plus intrusifs à l’intérieur des sociétés, ils sont, en Occident, de plus en plus concurrencés par d’autres structures au plan international. Ils cessent d’être les seuls acteurs du droit international, marquant ainsi la fin de l’ordre westphalien, né en 1648, à l’issue de la Guerre de Trente ans. Un double drame est le nôtre : nous assistons à la fin des Etats dignes de ce nom (toujours en Occident), et à la fin des possibilités de se parler et de négocier. En effet, si les traités de Westphalie mettaient fin aux guerres de religion, il nous faut savoir que nous sommes revenus aux guerres de religion, qui sont maintenant des guerres idéologiques, comme en témoigne l’actuelle hystérie anti-russe, partagée par la majorité de la « classe politique », c’est-à-dire des mercenaires du système. Etats vidés de ce qui devrait leur appartenir en propre, la souveraineté et l’identité, Etats faillis mis en coupe réglée par les oligarchies parasitaires anti-nationales et anti-européennes, tel la superstructure dite Union européenne qui est de plus en plus la même chose que l’OTAN, c’est-à-dire une organisation de destruction de l’Europe réelle qui nous fait agir systématiquement à l’encontre de nos intérêts, tel est le tableau de l’Europe.  Un indice éclatant du  démembrement de nos Etats est que pèsent souvent plus lourds que les Etats un certain nombre d’institutions : les ONG, les insititutions internationales, qu’elles soient directement financières  (FMI, Banque mondiale, BERD …) ou ne le soient qu’indirectement (GIEC, OMC, OMS, …), les organismes mondialistes et immigrationnistes, multinationales, fonds de pension internationaux, collecteurs de fonds tels Blackrock, etc.  Contrairement à nos Etats, toutes ces structures ne sont aucunement en faillite.

    L’erreur de Michel Foucault

    Loin d’être supprimé par le marché, comme le supposait Michel Foucault, le droit devient bel et bien un enjeu du marché. C’est un levier dans des rapports de force, et les EUA y jouent à merveille, comme de nombreuses entreprises françaises ont pu le constater à leurs dépens. Mais le droit exprime un rapport de force acceptable car officiellement « neutre » : telle est l’imposture.  Intrusifs à l’intérieur, persécuteurs des patriotes mais gangrenés par la culture de l’excuse face aux gredins, les Etats sont de moins en forts au plan du régalien (sécurité, monnaie, défense, etc). Ils se sont même volontairement dessaisis de leurs outils. La raison en est simple : nos dirigeants ne sont que les fondés de pouvoir des sections locales de l’internationale du Capital. Le cas de la monnaie est particulièrement significatif. La fin de la convertibilité du dollar en or (1971), c’est-à-dire l’effondrement des accords de Bretton Woods de 1944 a fragilisé l’ensemble des pays tandis que les EUA entrent dans une ère de complète irresponsabilité monétaire et économique, c’est-à-dire le dollar comme liberté inconditionnée pour eux, comme contrainte exogène pour le reste du monde. Quant à l’euro fort, comme il le fut longtemps, il a, pour la France, favorisé les exportations de capitaux, les importations de marchandises et la désindustrialisation de notre pays. Quant à l’immigration, elle a ralenti la robotisation. Beau bilan. Il y a désormais dans l’économie mondiale les manipulateurs et les manipulés, et ce à une échelle bien supérieure à ce qui existait auparavant. Les banques vont prendre le pouvoir monétaire réel à la place des Etats (qui les renfloueront avec l’argent des contribuables en 2008). En France, la loi du 3 janvier 1973  (détaillée dans le livre de P-Y Rougeyron)  est un tournant, et plus exactement un moment dans un tournant libéral mondialiste. L’Etat français ne peut plus se financer à court terme auprès de la Banque de France. Au moment où ses besoins de fiancement explosent. Comment va t–il se financer ? Par l’accès aux marchés financiers internationaux. C’est un changement de logique. Un changement que les libéraux du Parti « socialiste » alors au pouvoir vont accélérer à partir de 1983-84. 

    Avec le libéralisme, un Etat faible et dépendant des marchés financiers

    Conséquence : une augmentation du poids de la dette, tandis qu’auparavant, les Bons du Trésor, c’est-à-dire des obligations d’Etat, étaient accessibles aux particuliers et à taux fixes, et permettaient à la fois de proposer des placements sûrs aux particuliers et de financer les besoins à long terme de l’économie. Si cette loi du 3 janvier 73 n’est pas à l’origine de la dette – celle-ci venant avant tout de la chute de notre dynamisme industriel, du développement de l’assistanat du à l’immigration familiale de masse, des autres coûts de cette immigration – elle marque néanmoins une inflexion nette vers la financiarisation, et le triomphe des théories monétaristes de Milton Friedman (Vincent Duchoussay, « L’Etat livré aux financiers ? », La vie des idées, 1er juillet 2014). Au final, l’Etat et sa banque centrale cessent d’avoir le monopole de la création monétaire (ceci ouvre du reste vers une question que l’on ne peut ici que signaler : faut-il « rendre le monopole de la création monétaire aux banques centrales ? » Cf. l’article éponyme, Revue Banque, 12 septembre 2012). En 1973, cette même année charnière (le premier choc pétrolier se produit, et pas du fait d’un simple mécanisme économique mais dans le cadre de grandes manoeuvres géopolitiques), le libéral Hayek prône la fin des monnaies nationales au profit de monnaies privées.  Mais ce n’est pas le seul dégât que l’on constate. Le libéralisme induit un système économique de sélection naturelle qui favorise le mépris des conséquences environnementales des actions économiques et implique donc un court-termisme à la place de la prise en compte du long terme. Il s’opère ainsi une forme de sélection, mais une sélection des pires. Theodore John Kaczynski avait bien vu ce processus : « Cela s’explique par la théorie des systèmes autopropagateurs : les organisations (ou autres systèmes autopropagateurs) qui permettent le moins au respect de l’environnement d’interférer avec leur quête de pouvoir immédiat tendent à acquérir plus de pouvoir que celles qui limitent leur quête de pouvoir par souci des conséquences environnementales sur le long terme — 10 ans ou 50 ans, par exemple. Ainsi, à travers un processus de sélection naturelle, le monde subit la domination d’organisations qui utilisent au maximum les ressources disponibles afin d’augmenter leur propre pouvoir, sans se soucier des conséquences sur le long terme ». (Révolution anti-technologie : pourquoi et comment ? 2016, éditions Libre, 2021).

    Le libéralisme contre la solidarité nationale et la justice sociale

    En outre, en tant que le libéralisme est une forme du capitalisme, il prend comme critère l’intérêt des actionnaires et non l’intérêt de la nation. Il prend encore moins en compte ce qui pourrait être une préférence de civilisation, dont il faut affirmer la nécessité dans la mesure même où la mondialisation met en cause la diversité. Dans la logique du libéralisme, l’intérêt individuel prime toujours sur les intérêts collectifs, et sur les objectifs de justice sociale et de solidarité nationale. Ultras du libéralisme, « les libertariens défendent le libre marché et exigent la limitation de l'intervention de l’État en matière de politique sociale. C'est pourquoi ils s'opposent au recours à une fiscalité redistributive comme moyen de mettre en pratique les théories libérales de l'égalité. […] La fiscalité redistributive est intrinsèquement injuste et […] constitue une violation du droit des gens. », résume Will Kymlicka à propos des positions libertariennes (in Les théories de la justice. Une introduction, La Découverte, 2003). C’est aussi la thèse que défend Ayn Rand, célèbre libertarienne américaine. Dans cette perspective, au-delà de toute notion d’équité et de solidarité nationale, les libéraux ne cachent pas qu’il faut selon eux tourner la page des aspirations démocratiques. Peter Thiel affirme en 2009 : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. […] Je reste attaché, depuis mon adolescence, à l’idée que la liberté humaine authentique est une condition sine qua non du bien absolu. Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l'inévitabilité de la mort » (« L’éducation d’un libertarien », 2009, cité in Le Monde, 1er juin 2015). Cela a le mérite d’être clair, tout comme il est clair que, depuis qu’a triomphé le libéralisme libertaire, les atteintes aux libertés n’ont jamsi été si violentes : identité numérique, interdiction d’hommages, de colloques, de manifestations pacifiques, etc.   Avec ce libéralisme-libertaire, à la fois rigoriste pour ses adversaires et permissif pour tous les délires sociétalistes, on se retrouve dans le droit fil du libéralisme poussé dans sa logique, qui est le refus des limites de la condition humaine. Comme l’extension du domaine de la marchandisation n’est pas naturelle, l’Etat du monde libéral met en place, avec les GAFAM et avec les multinationales, des outils de contrôle visant à tracer tous les mouvements des hommes, les pratiques humaines, jusqu’à laisser une trace, par le scan des articles, de toutes les calories ingurgitées chaque jour par chacun. Le tout au nom d’une soi-disant bienveillante « écologie de l’alimentation ». Big brother se veut aussi big mother. Les « démons du bien » veillent, pour mieux régenter nos vies. 

    Le libéralisme trahit les libertés

    Walter Lippmann, dans La cité libre (1937), ouvrage qui précéda le colloque Lippmann de 1938 (grand colloque libéral), plaidait pour les grandes organisations et la fin de « la vie de village ». C’était déjà l’apologie de la mégamachine. Nous y sommes en plein.  Par la monnaie numérique et la suppression programmée de l’argent en espèces ‘’sonnantes et trébuchantes’’, la société de contrôle vise à rendre transparents tous les échanges inter-humains. Le libéralisme est ainsi à la fois l’antichambre du transhumanisme et le contraire des libertés individuelles, mais aussi collectives ou encore communautaires. Jean Vioulac remarque : « Le néolibéralisme est ainsi coupable d’avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire ». Ce néolibéralisme – ou libéralisme décomplexé et pleinement lui-même – est la forme actuelle du règne du Capital. Il ne conçoit la liberté que dans le registre de l’ordre marchand et sur un plan individuel.  « Le libéralisme n’est pas l’idéologie de la liberté, mais l’idéologie qui met la liberté au service du seul individu. », note Alain de Benoist (Philitt, 28 mars 2019). Si le libéralisme est centré sur l’individu, il lui refuse en même temps le droit de s’ancrer dans des collectifs, et de s’assurer de continuités culturelles. Le libéralisme est bien l’idéologie et la pratique du déracinement. Il est temps de recourir à autre chose. On pense à l’enracinement dynamique tel qu’il a pu être pensé par Élisée Reclus. L’enracinement et la projection créatrice vers un futur. Il est tout simplement temps de cultiver l’art d’habiter la terre.

    Pierre le Vigan (Euro-Synergies, 8 juin 2024)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Séparatisme : les nouvelles guerres de sécession...

    Le nouveau numéro de la revue Éléments (n°208, juin 2024 - juillet 2024) est en kiosque!

    A côté du dossier consacré aux nouvelles guerres de sécession, on découvrira l'éditorial, les rubriques «Cartouches», «Le combat des idées» et «Panorama» , un choix d'articles variés et des entretiens, notamment avec Jean-Jacques Annaud, Caroline Galactéros, Olivier Zajec, Jean-Loup Bonnamy, Wang Guofeng et Piero San Giorgio...

    Et on retrouvera également les chroniques de Xavier Eman, d'Olivier François, de Laurent Schang, de Nicolas Gauthier, d'Aristide Leucate, de David L'Epée, de Bruno Lafourcade, de Guillaume Travers, d'Yves Christen, de Bastien O'Danieli, d'Ego Non, de Slobodan Despot et de Julien Rochedy...

    Eléments 208.jpg

    Au sommaire :

    Éditorial
    Des populismes contre le peuple. Par Alain de Benoist

    Agenda, actualités

    L’entretien
    Jean-Jacques Annaud : « J’aime les cultures qui honorent le temps long ». Propos recueillis par Grégory Pons

    Cartouches
    L’objet disparu : les affiches de cinéma dessinées. Par Nicolas Gauthier

    Une fin du monde sans importance. Par Xavier Eman

    Cinéma : les acteurs, un mal nécessaire ? Par Nicolas Gauthier

    Michèle Delagneau et Michel Marmin, leur dictionnaire amoureux de la musique. Par Richard Millet

    Curiosa Erotica : quand les curés étaient libertins. Par David L’Épée

    Champs de bataille : Finis Hungariae ? (1/2). Par Laurent Schang

    Nos figures : Lancelot du like. Par Bruno Lafourcade

    Le droit à l’endroit : être ou ne pas naître, droit à la vie et liberté du marché. Par Aristide Leucate

    Économie. Par Guillaume Travers

    François Sureau, derrière la vitrine. Le regard d’Olivier François

    Bestiaire : ces animaux qui ont fait le choix de la démocratie. Par Yves Christen

    Sciences. Par Bastien O’Danieli

    Le combat des idées
    Russie-Ukraine : comment sortir de l’impasse ? L’analyse de Caroline Galactéros Propos recueillis par François Bousquet

    Pourquoi le « réalisme », avec Olivier Zajec. Propos recueillis par Laurent Schang

    Printemps russe : mon séjour d’observateur international au pays des tsars. Un reportage de Christian Rol

    Jean-Loup Bonnamy : vers un choc des décivilisations. Propos recueillis par François Bousquet

    L’aplatissement du monde et la civilisation des emojis. Par François Bousquet

    Jeux et esprit des peuples : dames, le déclin d’un loisir populaire. Par Guillaume Travers

    L’IA ou l’autopsie de la liberté avec Julien Gobin. Propos recueillis par Thomas Hennetier

    La rancœur des mâles, ce ressentiment qui monte dans la jeunesse. Par David L’Épée

    « Mon papa était nazi » : tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. Par François Bousquet

    Kant et nous : critique de la critique. Par Alain de Benoist

    Institut Iliade : transmettre pour former et reconquérir. Un reportage de Xavier Eman

    Exploration du système solaire : de la Terre à la Lune et au-delà. Par Christophe Belleval

    Pour saluer Pierre Barrucand, un siècle de non-conformisme ! Par Alain de Benoist

    Rencontre avec Wang Guofeng : quand un artiste chinois photographie le pouvoir. Propos recueillis par Hervé Juvin

    Le royaume de Pascal Vinardel : l’art caché de notre temps. Par Olivier François

    Dossier
    Séparatisme : les nouvelles guerres de sécession

    Séparatisme, partition, sécession : le temps des tribus. Par François Bousquet

    La France lessivée, un pays en instance de divorce. Par Daoud Boughezala

    Les nouveaux parias : quand la sécession devient une nécessité. Par Xavier Eman

    Piero San Giorgio : survivalisme, l’ultime sécession. Propos recueillis par Xavier Eman

    Panorama
    L’œil de Slobodan Despot


    Reconquête : des braies et des hommes. Par Slobodan Despot

    La leçon de philo politique : lire Johann Gottfried Herder. Par Ego Non

    L’esprit des lieux : destination Marseille. Par Christophe A. Maxime

    Un païen dans l’Église : la basilique Notre-Dame de L’Épine. Par Bernard Rio

    Anachronique littéraire : Madame Ackermann et Claude Jamet. Par Michel Marmin

    Rochedytorial : métapolitique et infrapolitique. Par Julien Rochedy

    Éphémérides

     

    Lien permanent Catégories : Revues et journaux 0 commentaire Pin it!
  • Quelques heures avec eux...

    Les éditions Auda Isarn viennent de publier Une heure avec..., un recueil des entretiens menés par Pierre Gillieth, pour la revue Réflechir & Agir notamment, avec une brochette particulièrement variée d'auteurs et de personnalités.

    Collaborateur de différents magazines, Pierre Gillieth a publié plusieurs livres, dont des romans comme Les Dioscures (Auda Isarn, 2002), Ombre (Auda Isarn, 2007) ou Western électrique (Auda Isarn, 2020), et des essais comme La France d'Alphonse Boudard (Xénia, 2011) ou L’Épuration ou la fin du monde (Auda Isarn, 2020).

     

    Gillieth_Une heure avec.png

    Voici réunis en recueil les principaux entretiens recueillis par Pierre Gillieth depuis plus de 30 ans, parus dans différents magazines (Le Magazine des Livres, Réfléchir&Agir, etc.). On y trouvera écrivains, artistes, dessinateurs, journalistes, archéologues, musiciens de styles et opinions très diversifiés, et même le fondateur de l’ETA basque !

    A.D.G. – Adolf – Brigitte Bardot – Alain de Benoist – Arnaud Bordes – Jérôme Bourbon – Jean-Paul Bourre – Jean-Louis Brunaux – Didier Carette – Chard – Jean-Louis Costes – Michel Déon – Patrick Eudeline – Bruno Favrit – Floc’h – Edmond Fraysse – Camille Galic – Pierric Guittaut – Philippe d’Hugues – Île de France – In Memoriam – John King – Konk – Francis Lacassin – Bruno Lafourcade – Brigitte Lahaie – Edouard Limonov – Jean-Louis Loubet Del Bayle – Jean Mabire – Julen Madariaga – Jack Marchal – Thierry Marignac – Michel Marmin – Jacques Martin – David Miège – Michel Mohrt – Papacito – Jean-Bernard Pouy – Pierre Robin – Sylvain Roussillon – Guy Sajer – Jacques Terpant – Jean Tulard – Varg Vikernes – Dominique Zardi – Eric Zemmour

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Livres 0 commentaire Pin it!
  • Ukraine, Gaza : "l’heure de vérité" approche...

    Pour son émission sur TV Libertés, Chocs  du monde, Edouard Chanot reçoit Alain de Benoist pour évoquer avec lui les guerres en Ukraine et à Gaza.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022) et, dernièrement, Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023).

     

                                                

    Lien permanent Catégories : Débats, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Tour d'horizon... (262)

    Offiziere_Beobachtung.jpg

    Au sommaire cette semaine :

    - sur le site du Centro Studi La Runa, une conférence d'Alain de Benoist donnée à Milan et consacré au dialogue qui s'est tenu entre Ernst Jünger et Martin Heidegger sur la question du nihilisme...

    Jünger, Heidegger et le nihilisme

    Jünger_Heidegger.jpg

    - sur Youtube, la lecture par Michael Lonsdale de la première partie du prologue de "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche...

    Lonsdale-Nietzsche.jpg

    Lien permanent Catégories : Tour d'horizon 0 commentaire Pin it!
  • Qu’est-ce que la métapolitique ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à la Revue des Amis de Jean Mabire et publié sur le site de la revue Éléments. Celui-ci y revient sur les origines et le sens de la notion de « métapolitique », centrale dans l'activité de la Nouvelle Droite.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022) et, dernièrement, Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023).

     

    Métapolitique.jpg

    Qu’est-ce que la métapolitique ?

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. Quand avez-vous découvert la métapolitique ? Le thème vous était-il déjà familier ? Quelle en est aujourd’hui votre conception ?

    ALAIN DE BENOIST : J’ai probablement rencontré le terme pour la première fois dans la seconde moitié des années 1960, mais j’ai oublié dans quelles circonstances. A cette époque, je ne connaissais pas le livre, d’ailleurs très contestable, publié en 1941 à New York par Peter Viereck sous le titre Metapolitics, pour qualifier la culture allemande post-romantique dans une perspective critique. Je n’avais pas lu non plus le livre d’Anthony James Gregor, An Introduction to Metapolitics, paru en 1971. Et bien sûr j’ignorais complètement que c’est au XVIIe siècle que le mot a été employé pour la première fois, en l’occurrence dans un manuscrit intitulé Metapolitica, hoc est tractatus de republica philosophice considerata, aujourd’hui conservé aux Archives historiques du diocèse de Vigevano, près de Pavie, dont l’auteur était le mathématicien et philosophe catholique espagnol Juan Caramuel y Lobkowitz, né à Madrid en 1606.

         J’étais alors au sortir de l’adolescence, et j’étais désireux, pour des raisons que j’ai eu l’occasion d’expliquer ailleurs, de rompre avec l’engagement politique et militant qui avait été le mien durant les années précédentes. Le terme de « métapolitique » est celui qui m’est apparu comme le plus susceptible de tenter de convaincre un certain nombre de mes amis que le travail d’ordre théorique, culturel ou intellectuel, était au moins aussi important que l’action politique au jour le jour. J’ambitionnai alors de créer une école de pensée qui se tiendrait à l’écart des contingences de l’actualité et s’emploierait, de façon collective, à fonder ou refonder un corpus théorique embrassant tous les domaines de la connaissance et du savoir. Le projet était vaste, certes, et non dépourvu de naïveté, mais j’étais déjà bien conscient de la grande difficulté qu’il y a à mener de pair un travail de réflexion et un engagement de type politique. Je voyais bien que les hommes politiques veulent avant tout rassembler, tandis qu’à leurs yeux les idées divisent. Je constatais aussi qu’une transposition d’un programme idéologique en un programme politique impliquait de faire en permanence des concessions auxquelles je n’étais pas disposé : on commence à vouloir défendre les idées de sa stratégie, et l’on finit par ne plus avoir que les idées de cette stratégie.

         Bref, au départ, la métapolitique était tout simplement pour moi synonyme de travail intellectuel collectif. Cela n’a pas toujours été bien compris – ni bien accepté. J’ai eu tort de m’en agacer parfois : les hommes de puissance ne peuvent pas se transformer en hommes de connaissance par un coup de baguette magique ! Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, on ne change pas de casquette à volonté.

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. Est-ce la fréquentation des écrits d’Antonio Gramsci qui vous a poussé à investir la métapolitique ou bien cet auteur n’a-t-il fait que confirmer votre inclination vers ce champ ?

    ALAIN DE BENOIST : La référence à Gramsci n’a pas précédé, mais au contraire découlé de mon intérêt pour la métapolitique. Mon premier article sur Gramsci, paru dans Valeurs actuelles, date d’octobre 1974 ! Ce qui est vrai, en revanche, c’est que dans les années 1970, j’ai écrit de nombreux articles sur l’articulation de la culture et de la politique. Je m’y employais à cerner la notion de « pouvoir culturel ». J’insistais sur le rôle de la culture comme élément déterminant des changements politiques : une transformation politique forte consacre une évolution déjà intervenue dans les mœurs et dans les esprits. Le travail intellectuel et culturel contribue à cette évolution des esprits en popularisant des valeurs, des images, des thématiques en rupture avec l’ordre en place ou avec les valeurs de la classe dominante. Dans une telle perspective, la conquête d’une position éditoriale, voire la diffusion d’un feuilleton télévisé, ont plus d’importance que les slogans d’un parti. Ma démonstration reposait sur l’idée que, sans théorie bien structurée, il n’y a pas d’action efficace (« il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs »). La Révolution française n’aurait pas eu le caractère qui fut le sien si la voie ne lui avait pas été ouverte par les philosophes des Lumières, on ne peut avoir un Lénine avant d’avoir eu un Marx, même un petit catéchisme présuppose l’existence d’une théologie, etc.

         C’est dans cette perspective qu’il m’est arrivé à plusieurs reprises de me référer à ce qu’Antonio Gramsci a pu écrire à propos des « intellectuels organiques », qu’il chargeait d’exercer un pouvoir culturel susceptible de créer un nouveau « bloc hégémonique ». Sans doute y avait-il là une équivoque. Gramsci, tout attaché qu’il ait été à l’action des intellectuels, n’en avait pas moins été aussi l’un des membres dirigeants du parti communiste italien. En me référant à lui, ne risquais-je pas de conforter la critique selon laquelle les idées n’étaient pour moi qu’un moyen de parvenir à un but proprement politique, au moment même où je disais vouloir me tenir résolument à l’écart de toute préoccupation politique ? Le fait est en tout cas que la Nouvelle Droite a rapidement été caractérisée comme porteuse d’un « gramscisme de droite » dont certains observateurs, en particulier à l’étranger, n’ont pas hésité à faire le cœur de sa doctrine, ce qui m’a proprement stupéfié. Quant aux membres de la classe politique qui se réfèrent aujourd’hui à ce «gramscisme de droite », ils n’ont jamais que cinquante ans de retard – et je peux vous certifier qu’ils n’ont toujours pas lu Gramsci !

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. Selon vous, la métapolitique ne concerne-t-elle que la seule réflexion ou bien a-t-elle des déclinaisons possibles, en particulier politiques ?

    ALAIN DE BENOIST : Certains de mes proches ont pu croire que la « métapolitique » n’était jamais qu’une autre manière de faire de la politique. C’est à mon avis une erreur, mais une erreur qui leur a donné bonne conscience pour céder aux démons de la politique qui n’avaient jamais cessé de les travailler. Pour moi, de même que la métaphysique n’a pas grand-chose à voir avec la physique, la métapolitique se situe sans ambiguïté au-delà de la politique. Joseph de Maistre, en 1814, la définissait comme la « métaphysique de la politique », ce que je ne trouve pas plus satisfaisant. Cela dit, dès l’instant où l’on parle de « métapolitique » et pas seulement de travail intellectuel, quelques explications complémentaires sont nécessaires. Le rapport n’est pas celui de la théorie et de la pratique. S’il y a un rapport entre la métapolitique et la politique, c’est un rapport indirect, consistant dans l’effet de causalité dont j’ai déjà parlé : le pouvoir culturel, lorsqu’il est idéologiquement bien structuré et qu’il parvient à influer sur le Zeitgeist d’une époque donnée, peut avoir un effet de levier par rapport à certaines évolutions ou situations politiques. Pensons à nouveau au rapport entre la philosophie des Lumières et la Révolution française. Mais l’erreur serait de croire que ceux qui font les révolutions sont les mêmes que ceux qui les rendent possibles. En réalité, c’est très rarement le cas. Et lorsque c’est le cas, l’ironie de l’histoire veut que ceux qui s’engagent dans les révolutions qu’ils ont contribué à rendre possibles en soient généralement les premières victimes. En novembre 1793, lors du procès de Lavoisier, Jean-Baptiste Coffinhal, président du tribunal révolutionnaire, proclamait hautement que « la République n’a pas besoin de savants ». Les révolutions manifestent une fâcheuse tendance à dévorer leurs pères, tout aussi bien que leurs enfants (Coffinhal fut lui aussi guillotiné).

         Je crois donc qu’il faut séparer la politique de la métapolitique. Cela ne signifie évidemment pas que la métapolitique ait une supériorité qui en ferait un modèle absolu, ni que faire de la métapolitique empêche de s’intéresser à la politique, de se poser vis-à-vis d’elle, non pas en acteur, mais en observateur. J’ai moi-même écrit constamment sur la politique, qu’il s’agisse de l’actualité politique ou de travaux sur la philosophie politique, les doctrines politiques ou les théories de l’État. Il est bon que certains fassent de la politique, parce que c’est ce qu’ils savent faire le mieux. Un monde uniquement composé d’intellectuels serait tout aussi invivable qu’un monde uniquement composé de fleuristes ou d’électroniciens ! Comme le disait Dominique Venner à la fin de sa vie : « Si vous éprouvez le désir d’agir en politique, engagez-vous, mais en sachant que la politique a ses règles propres qui ne sont pas celles de l’éthique » (Un samouraï d’Occident).

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. La naissance du GRECE fut incontestablement un fait majeur ainsi qu’un outil déterminant de cette pensée. Par quelle volonté arriva-t-elle et quel fut le moteur de son développement ?

    ALAIN DE BENOIST : Le GRECE a été fondé fin 1967 par une trentaine d’amis, étudiants pour la plupart, qui s’étaient connus dans le cadre de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN). C’est à mon initiative qu’ils se sont réunis, à peu près au moment où je faisais paraître le premier numéro de Nouvelle École. Un certain nombre ne se sont finalement pas associés au projet, mais d’autres s’y sont ralliés au point d’être toujours là un demi-siècle plus tard ! Le sens de l’acronyme était clair : au-delà d’une évocation symbolique de la Grèce, il s’agissait bien de fonder une école de pensée qui serait un « Groupement de recherche et d’études ». C’est à cette école de pensée que les médias ont donné à l’été 1979 le nom de « Nouvelle Droite », une dénomination qui ne m’a jamais satisfait, mais qui a été consacrée par l’usage.

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. D’après vous, Jean Mabire était-il sensible à l’approche métapolitique et quel rôle joua-t-il au sein du GRECE ?

    ALAIN DE BENOIST : Oui, bien sûr. Jean Mabire, qui entretenait avec nous des relations de complicité amicale, et qui vivait alors à Paris (où il a quelque temps habité chez moi), était plus que sensible l’approche métapolitique, qui correspondait à l’une des facettes de son tempérament. Je ne sais plus s’il a été formellement adhérent du GRECE, mais il a participé durant de longues années aux activités de la mouvance qui a très tôt débordé le seul cadre de l’association. Je pense notamment au rôle qu’il a joué aux éditions Copernic, où il a dirigé, à la fin des années 1970, deux collections : « Maîtres à penser » et « Réalisme fantastique ». Il a aussi bien entendu collaboré aux publications apparues à la périphérie du GRECE, à commencer par la revue Éléments, qui paraît toujours.

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. À travers ses essais, ses articles, ses ouvrages historiques et ses critiques littéraires, Jean Mabire faisait-il de la métapolitique, à quel niveau et sur quels thèmes ?

    ALAIN DE BENOIST : Je n’hésiterais pas à dire que tous les livres de Jean Mabire ont eu une portée métapolitique, mais c’est surtout vrai, à mon avis, pour les travaux qu’il a consacrés à la Normandie et au « nordisme », pour ses ouvrages sur la mer, pour Les dieux maudits et pour Thulé, pour des romans comme La Mâove ou des biographies comme celle du « baron fou » von Ungern-Sternberg, et bien sûr pour la formidable entreprise que représenta à partir de 1994 sa série des « Que lire ? » (qui mériteraient d’être aujourd’hui réédités dans la collection « Bouquins »).

    LES AMIS DE JEAN MABIRE. À l’heure des réseaux sociaux et de l’effondrement de la transmission à l’école, la métapolitique a-t-elle un avenir ?

    ALAIN DE BENOIST : Elle a sûrement un avenir, pour la simple raison qu’il existera toujours des poètes, des écrivains, des peintres, des musiciens et des théoriciens soucieux de comprendre leur temps et désireux d’y exercer une influence. Mais il lui faudra s’adapter à des moyens d’expression et de diffusion nouveaux. La montée rapide de la « vidéosphère » (Régis Debray), relayée aujourd’hui par le monde des écrans, l’effondrement du niveau scolaire et de la culture en général, l’apparition de l’intelligence artificielle et le rôle joué désormais par les « influenceurs » dans un monde « archipélisé », gouverné par l’émotion plus que par les idées (la « désidéologisation », pour reprendre un terme récemment vulgarisé par Christophe Bourseiller), en outre menacé par le nihilisme et le chaos, représentent de ce point de vue autant de défis à relever.

    Alain de Benoist (Site de la revue Éléments, 8 avril 2024)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!